Entretien avec Samuel Aubert, Gemmeur et chercheur français.
Pourriez-vous nous dire rapidement ce que vous savez sur le gemmage dans votre région ; quelles essences étaient gemmées ? Ceci a été pratiqué jusqu’à quelle époque ?
Traditionnellement, le fief du gemmage c’est les Landes avec le pin maritime. C'était le lieu de production emblématique en France. Mais il y a aussi eu de la production dans la région PACA sur le pin d’Alep. Selon les époques il y avait en Provence plus ou moins de quantité produite. Là où je me situe, dans les Alpes, il faut remonter au XIXème siècle pour retrouver des traces des gemmeurs dans les écrits. Ils étaient alors appelés péguiers. Ils restaient quelques années dans une forêt pour récupérer de la résine et procéder à la fabrication de la poix (synonyme de résine), puis ils changeaient de forêt. C'était donc un métier nomade. On retrouve aussi des traces de gemmage pour le mélèze dans les régions plus montagnardes des Alpes du sud, qui fut une denrée plus prisée par les Italiens pour élaborer la térébenthine de Venise.
Pourquoi le gemmage a-t-il disparu dans cette région ?
Ce n’est pas seulement dans cette région qu'il a disparu. Au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, l'industrie pétrochimique a remplacé la résine dans ses débouchés et ses usages. Ce phénomène a donc fait disparaître ce métier en France. La tendance est arrivée plus tardivement dans les Landes car la pratique et la tradition étaient fortes. Mais dans des régions comme la Provence, qui étaient moins portées vers cette économie, ça a été assez rapide.
Savez-vous quels sont les débouchés de la gemme récoltée dans votre région ?
J'ai personnellement fait des choix pour les débouchés des deux sous-produits de la distillation de la gemme, l'huile essentielle de térébenthine et la colophane, mais les possibilités sont très vastes. En ce qui concerne l'huile essentielle de térébenthine, je la commercialise dans le secteur de l'aromathérapie et dans les lasures (les produits d'entretien du bois). Ensuite, pour la colophane, elle peut être utilisée dans le milieu sportif par les handballeurs, grimpeurs ou danseurs. En réduisant la colophane en poudre, on obtient une « pof » qui permet une meilleure accroche pour ces pratiques. Les autres débouchés sont ensuite les mastics. Je réalise des mastics à greffer qui peuvent permettre aux pépiniéristes, aux vignerons ou aux agriculteurs de faire des greffes aux arbres. D’autres mastics sont produits pour les soins des animaux dans le secteur de l'élevage, qui fait aussi partie des milieux dans lesquels il y a des débouchés. D'autant plus que la colophane peut être utilisée pour plumer la volaille. D'autres domaines ont besoin de ce produit que ce soit pour faire de l'encens, la colophane des violonistes, les flux de soudure. Quant aux secteurs émergents comme celui des produits écologiques, ils sont aussi en demande de colophane que ce soit pour faire des emballages, produits d’entretiens du bois, peintures écologiques du bâtiment en tant que médium à peindre ou des colles par exemple.
Il y a d’un côté le métier de gemmeur, au contact de la nature, artisanal sous bien des aspects et de l’autre le monde de la chimie, fortement industrialisé ; ces deux mondes peuvent-ils se rencontrer ? Ne sont-ils pas incompatibles ? Y a-t-il moyen qu’elles se complètent, qu’elles mutualisent leurs activités ? Leurs financements ?
Oui c'est possible si le sens et l'éthique se rejoignent dans les deux milieux. Pour moi il s'agit de ça, car l'un et l'autre peuvent s’enrichir mutuellement. Après, souvent, le milieu de la chimie a des débouchés industriels qui demandent des ressources en grandes quantités. Cela conduit à ce que pour que cette mutualisation voit le jour, il faille plusieurs petits producteurs, tout du moins dans le système dans lequel je travaille. Sous d'autres systèmes, plus grands, dans lesquels on produit plus de gemmes comme il y en a dans les Landes, cette condition n'est pas forcément nécessaire. Mais dans les Alpes, nous essayons d'avoir un impact écologique positif, le territoire et les forêts sont différents donc les systèmes et les rendements aussi. Ces deux milieux peuvent donc se rejoindre et s’enrichir pour qu'il y ait collaboration mais à certaines conditions.
Comment rendre le métier de gemmeur attractif ?
Pour moi c'est un métier à privilégier quand on aime travailler dehors, en forêt. C'est un métier physique, mais on va dire qu'il y a moins de contraintes que pour un bûcheron. Ce dernier doit par exemple composer avec des moteurs thermiques qui sont souvent bruyants. Nous, notre outil principal est une perceuse électrique qui génère moins de bruits. De plus, il y a des phases comme la phase de récolte dans laquelle on n’a pas besoin de machine. D'autres étapes comme celle de la transformation ont pour atout d'être stimulantes et créatives. La résine est une matière qui offre beaucoup de possibilités et qui nous permet de créer beaucoup de choses, et puis on sent bon quand on rentre à la maison. Mais pour en revenir à la question principale qui est comment rendre le métier attractif je dirais que ce serait via la communication sur l'éthique et le sens du métier.
J'ai rencontré beaucoup de gens qui ont une sensibilité écologique. Le gemmage peut leur faire peur car on blesse l'arbre. Mais en communiquant, on peut leur faire comprendre que dans notre éthique nous ne cherchons pas à saigner l'arbre pour le vider de son énergie mais qu'il s'agit au contraire, d'un prélèvement raisonné. On travaille de manière à faire en sorte que le prélèvement, semblable à un don du sang, soit compatible avec la bonne santé des forêts et la bonne qualité du bois. Les arbres sur lesquelles nous prélevons plus de quantité sont des arbres destinés à la coupe, et pour des usages du bois définis car la technicité du gemmage consiste à faire les bons choix de prélèvements pour améliorer la qualité du bois des arbres à l’abattage et ne pas nuire à la santé de l’arbre pour ceux non destinés à la coupe.
C'est un métier d'avenir avec de nombreuses opportunités. Il y a beaucoup de recherches que ce soit de l'INRAE, de l'université de Pau ou de groupe privés. Des communes et des régions s'y intéressent de plus en plus. Donc pour moi, peut-être dans 10 ans, ce métier sera peut-être un métier connu autant que la ressource, ce qui nous permettra d'avoir différentes choses. Par exemple Eiffage a construit une route en remplaçant le bitume par de la résine de pin, qui est actuellement en suivi ; l'université de Pau travaille sur des colles produites à partir de cette résine végétale. Pour moi tout l'enjeu du gemmage aujourd’hui est de trouver des produits innovants qui font sens dans notre société, à notre époque et avec ses problématiques. Et la résine par ses qualités physiques, mécaniques, mais également médicinales, avec tout le panel de transformations qu'on peut effectuer, peut répondre à des besoins.
Selon vous, à quelles conditions de travail en forêt, de rémunération, de marchés de la gemme, le métier de gemmeur pourra réapparaître ?
La première condition serait qu'il y ait un marché plus développé ; qu'on ait plus de producteurs avec plus d'organisation pour valoriser les produits. Il y a aussi un gros travail de communication à faire et trouver des débouchés. Il y a déjà des débouchés existants, mais ils nécessitent un système dans lequel il faut beaucoup produire et les rendements ne pourront pas être les mêmes selon les régions. Dans les Landes ou dans les grosses forêts de production je pense que c'est possible. Mais ce n'est pas possible partout. Ensuite, en ce qui concerne les conditions de travail, Holiste avec le programme Biogemme a consenti un énorme effort pour réduire la pénibilité du travail via des machines ; mais également pour faire en sorte que l'on respire le moins de poussière d'écorce possible grâce à des masques spéciaux. Peut-être que leurs prototypes et systèmes seront bientôt complètement au point.
Un plein temps de gemmeur + distillateur est-il possible ? Le gemmeur doit-il avoir une autre activité (ouvrier forestier ? agriculteur ? pasteur ?)
Mon objectif est d'en vivre à temps plein d'ici à peu près 2 ans. Pour l'instant j'ai besoin de travailler à côté, mais je vous donnerai une réponse concrète dans 2 ans. À l'heure actuelle on pense que c'est possible et on est en train de travailler pour. On tente de mettre en place un système qui nous permettrait d'en vivre donc je pense que c'est possible. Maintenant il s'agit d'arriver à vendre et valoriser suffisamment les produits pour que ça marche.
La saison de production pour le pin est la saison chaude de juin à septembre dans les Alpes, le mélèze se travaille aux inter-saisons, l’hiver est la saison plus tranquille où on s’occupe de transformer, améliorer les procédés, trouver de nouveaux débouchés. On voit donc que ce n’est pas compatible avec des métiers de saison estivale, mais plutôt hivernale et d’inter-saisons pour ceux qui n’ont pas de mélèze. L’idée est aussi de travailler sur quelques autres produits forestiers non ligneux, pour avoir des compléments de revenus (champignons sur billes de bois, bourgeons, charbon issue de four à poix, valorisation des écorces, fibres d’aiguilles,…).
Est-ce que vous pouvez nous présenter le projet Galipot ? Pourra-t-il déboucher sur un plein temps de gemmeur correctement rémunéré ? Sur quel(s) aspect(s) devez-vous apporter des améliorations ?
Oui, c'est justement l'objectif de ce projet. Pour l'instant, il y a deux parties dans l'entreprise dans le travail que j'effectue. Une partie où je fais le travail de gemmeur dans lequel je réalise en plus de la récolte la distillation et la transformation. On pourrait en soi imaginer que plus tard ces deux métiers soient séparés : qu'il y ait le gemmeur dont la fonction est de récolter la résine et qui vend ensuite sa gemme au transformateur qui, lui, la transforme et la vend. Moi je fais un peu tout le processus pour mieux l'étudier car de l'autre côté, en plus de ce travail, je suis rémunéré par des subventions LEADER, des subventions européennes pour la recherche et le développement. En échange de ce financement je devrai, d'ici deux ans, créer un guide technique sur le métier qui permettra à d'autres gens de s'installer et d'avoir des
connaissances. Ils pourront faire des choix s’ils veulent s'installer et créer leur système. Donc en plus de mon travail de gemmeur, j'effectue un mi-temps de recherche et développement sur des questions d'impact du gemmage sur le bois, sur la santé de l'arbre et sur les différentes essences. Ce mi-temps est assez chronophage, pour étudier le rendement par exemple je dois faire des prélèvements, les peser, mais aussi étudier les facteurs biotiques et abiotiques pour essayer de comprendre quels sont les facteurs de rendement. Je ne suis donc pas à temps plein sur la production pour l'instant. Les aspects à améliorer sont la commercialisation via une étude de marché et les procédés de transformation qui doivent être améliorés (broyage, cuisson, filtrage, distillation,….) via de nouveaux équipements spécifiques, la communication avec les forestiers pour qu’ils connaissent ces pratiques, et une meilleure compréhension des impacts sur le bois des différentes techniques de gemmage.
Quelques initiatives fleurissent ça et là surtout sur pin maritime en France, Espagne et Portugal ; une activité très restreinte a été pérennisée en Italie, en Autriche et en Grèce sur Mélèze et Pin ; vous-mêmes relancez une activité de gemmage dans votre région sur différentes espèces ; à votre avis, quelle(s) place(s) peuvent occuper ces productions de gemme dans le marché international de la gemme ? Quel(s) atout(s) peuvent présenter ces productions ?
Je travaille beaucoup sur les débouchés locaux. Mais je me renseigne sur le marché international. Il y a une économie mondiale énorme sur la résine, l'Europe importe beaucoup de colophane venant de Chine et du Brésil qui sont les deux plus grands producteurs mondiaux. On en retrouve dans énormément de produits d'industrie, dans l'alimentaire, les cosmétiques, ou encore les insecticides par exemple. On peut prendre des industriels comme DRT qui est une entreprise multinationale énorme et qui travaille essentiellement sur des produits résineux.
La demande en produits biosourcés, avec plus d'éthique, est notamment croissante, ce qui va à l'encontre des pratiques de gemmage effectuées dans les pays dominants de la production de gemme mondiale. En effet, elles sont parfois assez douteuses avec l'usage d'acide sulfurique comme activant, ce qui conduit à des conséquences écologiques désastreuses. C’est là où, grâce au travail du programme Biogemme qui vise à développer sa technique de gemmage respectueuse de l’environnement, nous pouvons nous positionner sur une production de grandes qualité et éthique.
Samuel Aubert
Artisan, gemmeur et chercheur
Diplômé d’un double master en Management Public et en sociologie de l’environnement.
Gemmeur dans les Alpes, il travaille sous un système dans lequel il récolte la gemme et la transforme afin de la vendre. Samuel a également un financement européen pour effectuer des recherches dans ce domaine et faire avancer le savoir tant sur le plan du rendement que sur celui des techniques. Il doit dans 2 ans livrer un guide technique qui recueillera ce qu’il a appris et renseigné. Après cette échéance, il compte et espère vivre à plein temps du gemmage.